In Faire des livres. Traduit de l’américain par A. Cavers et C. Corroy. Paris, Bordeaux : Paraguay Press, École supérieure des Beaux-Arts de Bordeaux, collection « The Social Life of the Book », 2011.
Publié sur Problemata avec l’aimable autorisation de l’auteur. Les intertitres sont proposés par l’équipe éditoriale de Problemata.
J’ai grandi en faisant des livres
J’ai été élevé dans un atelier de reliure, une entreprise familiale avec une unique presse en fonte et une vieille matrice pour le gaufrage et la dorure. J’ai d’abord appris la reliure sur un cousoir, et quand je suis parti de la maison à dix-huit ans je savais fabriquer et poser des couvertures en maroquin. Watermark était une entreprise hippie ; mon père l’avait montée, comme il aimait à le raconter, en reprenant des outils d’occasion et en s’appuyant sur les techniques sommaires que lui avait transmises une poignée d’artisans relieurs de la région, tous devenus de vieux ivrognes au moment où il avait lancé son atelier avec ma mère, en 1973 Fig. 1. Il y avait une sorte de communauté d’artisans sur la côte nord-ouest des États-Unis à l’époque, et si je n’ai jamais vu d’autre atelier de reliure, des amis de mes parents étaient potiers, sculpteurs, souffleurs de verres, bricoleurs. Ils ont appris sur le tas, au fur et à mesure. Ils signaient et numérotaient chaque livre qu’ils faisaient et, la première année, ils en avaient réalisé une douzaine.
À Watermark, on fabriquait seulement des livres vierges : des albums photos, des carnets de dessin en plusieurs formats, reliés en toile ou en cuir. Les seuls livres imprimés que l’on faisait étaient des journaux de bord, avec de mystérieux tableaux pour enregistrer les coefficients de marées, les nœuds, les mesures de profondeur. C’était du moins le cas quand j’ai eu l’âge de commencer à coudre des livres, vers mes douze ans. Au tout début, mes parents avaient relié quelques éditions de poésie, une copie cartonnée du Domebook 2 Fig. 2 et dans un tiroir traînaient, en lambeaux, des planches de William Blake qui n’avaient jamais été reliées. Mais le travail de commande était trop fastidieux et n’en valait pas la peine, faute d’être suffisamment rentable. Donc, on vendait nos livres à un réseau de librairies et de magasins d’artisanat le long de la Côte Ouest. Nous avions des commandes de Caroline du Nord et du Kansas, mais très peu. C’était une production régionale pour un marché régional.
On effectuait la plupart des livraisons nous-mêmes. Chaque mois ou tous les deux mois, on chargeait la Chevrolet Nova de cartons et on se rendait en une heure à Seattle, où mon père avait rendez-vous avec cinq ou six libraires. Il me semble qu’une fois par an, nous faisions un trajet plus long, vers Portland ou Vancouver. Notre plus gros acheteur a toujours été la librairie Elliot Bay Books à Seattle : depuis leur ouverture, les livres de Watermark avaient toujours eu une place de choix sur une étagère à l’entrée du magasin, ce qui est encore le cas Fig. 3. La plupart des autres boutiques auxquelles nous vendions nos livres ont j’imagine disparu.
Dans un bon jour, nous pouvions fabriquer cinquante livres, sur une mauvaise journée sûrement plus – le but étant de rester assez petit pour que nous n’ayons jamais à confier une partie du processus de travail à quelqu’un d’extérieur. Nous avons finalement dû faire faire le pliage des feuilles à la machine, mais nous faisions tout le reste nous-mêmes, jusqu’aux finitions. Le papier marbré était teint à la main à Skycraft, une petite entreprise au pied du Mount Hood. Au début, mon frère, moi et le fils du voisin étions les seuls employés. Plus tard, deux étudiants en art sont venus construire une cabane dans les bois, en haut de la colline, et mes parents les ont embauchés pour travailler à tour de rôle. L’atelier de reliure était un endroit agréable pour travailler, et le travail n’était pas trop dur. Il s’agissait d’une pièce unique, un peu plus grande qu’un garage, et j’avais l’habitude d’y travailler quelques heures après l’école ; on était tous là à parler politique en reliant les livres. On était payés à l’heure, jusqu’à ce que mon père se rende compte qu’il pouvait nous faire travailler à la pièce, mon frère et moi. On se défonçait dans l’atelier une fois qu’il était parti se coucher, et on restait debout jusqu’à l’aube en écoutant Slayer, pour voir qui ferait le plus de livres.
Avant tout un objet
C’étaient des livres vierges : des livres à écrire soi-même. Et leurs pages couleur crème, non ébarbées, étaient une source d’inspiration pour leurs utilisateurs. Les pages n’étaient pas trop lourdes, elles prenaient bien l’encre : on pouvait utiliser un feutre noir sans se soucier que l’encre bave sur la page suivante. Les couvertures étaient belles. Au début, elles étaient en papier marbré, dans des tons ocre, orange et brun, avec des motifs de plumes ; on a ensuite eu recours à des papiers aux dessins plus classiques, obtenus au peigne, bleus et violets, verts et gris ; enfin on a utilisé des papiers sombres, noir sur noir, avec un liseré d’or. Parfois on récupérait du papier déjà imprimé ou timbré, ou des cartes forestières. Les couvertures étaient faites d’épais bristols renforcés sur le dos du livre avec des reliures en tissu d’une dizaine de couleurs différentes. C’étaient des livres simples et robustes, qui résistaient à l’usage et vieillissaient bien. Les livres reliés en cuir, plus épais, avaient des couvertures en veau brun ou bordeaux, ou en maroquin noir, avec un médaillon de papier marbré assorti à la page de garde et un tranchefile cousu main. Chaque année, on fabriquait quelques beaux livres à reliure de corde, des chefs-d’œuvre très élaborés que nous prenions beaucoup de temps à réaliser. Mais la chose la plus importante, et pourtant la plus simple, était que les livres tenaient à plat. Les mors et le dos étaient précisément confectionnés de sorte que, quand on ouvrait le livre à plat sur une table, il restait bien ouvert, facile à manipuler.
Permettre à tout un chacun d’éditer ses propres livres – tel était le principe. D’une certaine manière, le modèle de production et de distribution que l’on proposait était totalement onaniste : écrire un livre soi-même, pour soi-même. Dans un sens, on aurait pu dire que c’était une utopie, un idéal plutôt naïf. L’idée même de passer une après-midi entière à écrire son journal semble vraiment dépassée. En plus d’être narcissique, c’est une forme de production complètement absurde, inutile. Tout ça pour finir en un volume qui survivra à son auteur. Qui plus est, c’est un narcissisme d’avant Internet – un narcissisme absolu, car il n’y a aucun public, aucun destinataire présupposé, ni aucune intention de communication ou attente de réponse. Il y a là-dedans une forme de perversion : c’est un livre pour une seule personne. Un livre blanc est un anti-livre. Et c’est cet aspect que je trouve le plus intéressant : l’idée de produire un livre qui ne soit pas une forme de distribution ou de communication, mais un objet.
Le livre est mort
Aujourd’hui, il semble difficile de concevoir l’édition d’un livre comme un moyen de communication efficace, en particulier si le sujet dont vous traitez concerne un public peu nombreux et diffus, comme c’est le cas avec l’art contemporain. La distribution est impossible – toutes les petites librairies que j’ai connues, même si elles existaient encore, ne pourraient jamais garder en stock ou même trouver les livres qui seraient intéressants pour leur public.
À eux seuls, les coûts d’impression sont tellement élevés qu’ils compromettent les chances qu’auraient la plupart des ouvrages intéressants d’être publiés. Et l’autoédition n’est pas non plus une solution, à moins d’être le genre d’écrivain capable de passer la majorité de son temps au téléphone pour placer ses livres en librairies. La révolution promise par le fanzine n’a pas duré, comme pour confirmer qu’essayer d’être simultanément auteur, éditeur et distributeur est une entreprise vaine.
En ce moment, je dirige avec d’autres une librairie à Paris, Section 7 Books (pour être précis, mon rôle consiste essentiellement à monter des étagères, des meubles et des présentoirs pour les revues) ; mais je ne me fais pas beaucoup d’illusions sur la capacité d’une librairie à être un lieu de discussion et de débats, un espace public en somme. La librairie Section 7 Books est un projet curatorial soigneusement construit et dirigé, qui rassemble une sélection d’objets restreinte mais précise. C’est un lieu proche d’une galerie d’art, dans son esprit et son mode de fonctionnement : les livres qui retiennent notre attention sont destinés à un public réduit, sophistiqué, qui peut dépenser de l’argent dans des objets rares, réalisés avec un soin particulier. Je me souviens que les dernières années, avant que mon père ne vende Watermark et se lance dans l’immobilier, on a d’abord vu apparaître Barnes and Noble, et quelques années plus tard Amazon.com. Ça a été un carnage, une période noire pour toutes ces petites librairies à qui on vendait nos livres et qui fermaient leurs portes les unes après les autres. Qu’allaient devenir ces petites librairies ? On était incapable de se l’imaginer. Mais avec un peu de recul, les choses semblent plus claires, et après tout ce n’est peut-être pas une tragédie : les petites librairies sont devenues de petites galeries.
Plus encore que la librairie, c’est la forme du livre, artefact fini, qui semble de plus en plus curieuse. Ce n’est pas qu’il ait perdu toute raison d’être, mais c’est désormais une chose statique, et non plus la forme la mieux appropriée au discours, au débat, à la riposte et la conversation – quand il n’a pas perdu sa pertinence avant même de paraître. Un livre est une construction linéaire, une transmission sans interruption de l’auteur au lecteur, et son autorité est incarnée dans sa forme même, page après page. C’est littéralement impossible de parler en lisant un livre. Et c’est impossible de répondre à un livre comme on peut le faire avec un blog. Même les discussions autour des livres sont désormais plus faciles à suivre, plus dynamiques, plus variées sur Internet que dans la librairie du coin. On peut maintenant dire que les livres sont « morts », au sens où la peinture est morte : c’est une forme sans pertinence réelle ni légitimité en dehors de ses enjeux et de ses problèmes internes. Le genre de mort qui est remise en jeu à la publication de chaque nouveau livre.
Réanimer le cadavre
Cela ne veut pas dire que les implications des nouveaux modes de lecture n’ont pas été explorées dans des livres. On pourrait dire que The Sluts (Les Salopes) de Dennis Cooper est un roman en forme de forum de discussion, traversé par une multitude de ce que je n’appellerais pas forcément des « personnages », mais plutôt des voix ou, mieux encore, des « posts ». Les « posts » endossent puis rejettent des identités aussi vite qu’elles se constituent, se dissolvent et se reforment dans une langue toute en psalmodies, créatrice de fictions. L’authenticité de The Sluts est probablement due au moins en partie au fait que Cooper publie depuis de nombreuses années déjà un blog, DC’s. C’est un lieu fréquenté par des milliers de lecteurs et par environ une centaine de « distinguished locals » – d’honorables habitués, comme les appelle Cooper : des lecteurs qui traînent dans la partie réservée aux commentaires pour discuter littérature, sexe, problèmes de santé, pour parler de leurs propres romans, de musique, de drogue. Il y a sans doute là un espace où pourrait s’épanouir un genre complètement nouveau de littérature et d’édition, entre le livre et l’intimité dé-spatialisée d’Internet. Mais encore une fois, tout ça serait d’une manière ou d’une autre publié en ligne. Mes achats récents de livres ont surtout été des expériences marquées par la déception : il y a bien là-dedans quelque chose d’intéressant ou d’utile, mais pourquoi en faire un livre ? Vous vous posez probablement la même question en me lisant.
Mais voilà, j’ai grandi en faisant des livres. C’est tout ce que je sais. Ce que je veux dire, c’est que les livres m’intéressent toujours, pas de les lire, encore moins de les écrire – bien que j’aie récemment écrit un roman – mais surtout de les fabriquer. C’est un processus de construction : sélectionner un papier, comprendre la méthode de fabrication de la couverture, l’imprimerie, la reliure. Et bien sûr l’écriture, mais pour être honnête je considère que c’est une sorte de construction également, construction d’un certain espace au sein d’un livre, construction du temps que prend la lecture, construction d’une expérience spécifique de la lecture au fur et à mesure que les pages se tournent. Je réécris autant que j’écris, je recopie, je cite, je monte et je colle des morceaux de texte, j’assemble quelque chose à partir de fragments, je recycle. L’art de l’écriture ne m’intéresse pas.
J’envisage le processus de fabrication d’un livre – y compris son écriture – comme celui d’une sculpture : je réfléchis à la façon dont il peut ou ne peut pas être utilisé, comment il prend en compte l’idée d’une fonction, ce à quoi il ressemble et comment il tient en main, et par-dessus tout comment le construire. Enfin, faire un livre (comme faire une sculpture), c’est toujours une manière de répondre à la question de savoir pourquoi faire un livre. On réanime le cadavre.
Quand je travaillais dans l’atelier de reliure, j’avais retrouvé quelques volumes de poésie qui remontaient à l’époque où, à l’occasion, mes parents reliaient des publications à compte d’auteur : des poèmes typographiés sur du papier couleur ocre, aux pages de titre calligraphiées, reliés de fines couvertures de cuir posées à la main, le nom de l’auteur embossé et doré sur le dos du livre. Dans mes souvenirs, les poèmes n’étaient pas très bons et c’est peut-être ce qui faisait de ces livres des objets si émouvants : tant de soin et d’attention avait été mis en œuvre dans la création d’une forme spécifique, d’un véhicule unique pour ces mots. C’était une sorte de livre idéal, un livre hors circulation, un objet aussi inutile que l’est une peinture. C’est à peu près au moment où la photographie est apparue que la peinture est devenue intéressante, une fois débarrassée de ses derniers oripeaux de fonction, ne pouvant plus remplir aucune mission, ne disant plus rien.
Alors il a fallu qu’elle tienne par elle-même, autonome et abjecte, devenue une simple chose. Comme ces livres de poésie magnifiques et intacts, ouvertement, outrageusement inutiles, narcissiques et pervers, onanistes, équivoques – voilà ce qu’un livre veut être. Autonome, indifférent, un livre abstrait en somme.
Construire l’invisibilité d’un livre
J’ai fini d’écrire mon propre roman, Leave Me Be, il y a quelques mois. C’est le résultat de deux années de travail, un processus lent et irrégulier de réécritures et de retouches : une tâche longue et frustrante en fin de compte, complètement différente de ce point de vue de la réalisation d’une sculpture, où la plupart des décisions peuvent être prises rapidement, de manière délibérée. Un livre est une chose longue et complexe, et quand on en change une partie, il faut tout revoir et se mettre à réécrire l’ensemble. Tout du moins dans mon cas. Pendant l’écriture du livre, je réfléchissais à la façon de le publier ; j’en ai parlé à un éditeur indépendant, tout en me demandant quelles autres petites maisons d’édition spécialisées pourraient être intéressées par de la fiction expérimentale décousue et obscène, un roman illustré écrit par un inconnu. Mais une fois le livre terminé, il était évident que je devais le fabriquer moi-même. Ce livre est l’histoire d’une disparition, racontée par la voix bousillée d’un narrateur misanthrope, défoncé, un type à la recherche d’une sorte d’autodestruction et qui finit par la trouver au fil de ses errances dans les bois.
Il y avait quelque chose au fond de l’histoire elle-même qui résistait à la publication – je voulais écrire cette histoire, mais pas forcément que quelqu’un d’autre la lise. C’était une tentative délibérée de construire une sorte d’invisibilité, et la forme du livre devait refléter cette logique. Le livre lui-même devait être invisible. Travailler avec un éditeur, sortir le livre en librairie, c’était hors de question.
J’avais entrepris dans un même temps de rassembler une collection complète de Dwelling Portably, un bulletin survivaliste publié depuis les forêts de l’Oregon depuis 1981. Ses éditeurs, Burt et Holly Davis, ont depuis trente ans adopté un mode de vie nomade, construisant des abris temporaires sur des terrains publics, vivant avec environ 300 dollars par an, avec pour seul moyen de communication une boîte postale. Leur zine est partie intégrante de leur projet : chaque numéro est principalement composé à partir de courriers qu’ils reçoivent de plusieurs correspondants, à propos de sujets de toutes sortes – comment monter une tente, échapper à la police, trouver de la nourriture bon marché – et est habituellement accompagné par le compte-rendu d’une expérimentation qu’ils ont eux-mêmes pu mener peu de temps auparavant – par exemple, la confection de chaussures à partir de pneus de bicyclette. Dwelling Portably est tapé à la machine, le texte est réduit à la photocopieuse pour obtenir de minuscules caractères de 6 points avant d’être reproduit sous la forme d’un pamphlet de 8 ou 16 pages, distribué par courrier trois ou quatre fois par an à environ 500 souscripteurs. C’est imprimé si petit que c’en est presque illisible, mais les coûts sont ainsi très bas et chaque numéro reste léger, facile à transporter avec soi où que l’on aille. Burt et Holly vendent le numéro 1$, et ce qu’ils arrivent à toucher sur les ventes constitue l’essentiel de leurs revenus. En tant que livre, Dwelling Portably est aussi abouti et convaincant qu’une peinture d’Ad Reinhardt : on a la sensation que rien n’est superflu, que rien ne saurait y être ajouté. C’est un livre dans sa forme la plus pure, la plus absolue.
Ma collection était presque complète (bien que Burt m’ait expliqué que tous les números n’étaient plus disponibles, certains ayant été laissés par erreur dans des lieux de stockage souterrains maintenant oubliés, enterrés dans les bois de l’Oregon) et je voulais en faire un livre. J’en ai parlé avec Burt et Holly qui, sans remettre en question mon projet, ont insisté sur l’idée qu’un recueil de leur travail devrait être édité de façon à éviter les répétitions, et réduit autant que possible de sorte que le livre ne soit pas trop gros et reste « portable ». Pendant un moment, j’ai pensé faire ce travail d’édition moi-même – pour faire de la collection une œuvre d’art, d’une certaine manière.
Mais finalement je me suis lancé, et je l’ai simplement imprimé dans son intégralité. Je comprenais leurs impératifs, mais c’était quelque chose que je voulais voir : le volume épais de ce livre, une bible reliée de maroquin noir. Ça devient quelque chose de funèbre, de fini, une espèce de mémorial austère en hommage à un style de vie radical, impénétrable en quelque sorte – Dwelling Portably mis hors circulation.
Bien entendu, Leave Me Be en est le second tome : un volume mince et léger, relié d’un maroquin blanc, spécialement tanné à l’alun, venant du Nigéria. Le titre est embossé dans le cuir, un simple timbrage fantôme, sans dorure. J’ai fait moi-même le premier, mais mes outils sont rudimentaires, je n’ai pas d’atelier, et qui plus est je n’ai pas relié de livre depuis au moins quinze ans. Comme je voulais en faire dix de chaque, de Dwelling Portably comme de Leave Me Be, j’ai rendu visite à un relieur à Paris, un petit atelier très sollicité tenu par un vieux couple. Elle relie les livres sur un cousoir en bois, et il fait l’emboîtage. La plupart des livres sont des rapports annuels d’entreprise, mais ils font à l’évidence très régulièrement des travaux de restauration, réparant les reliures de vieilles bibles et d’éditions de luxe. Lui fume des cigarillos à l’odeur âcre, qui ont teint les murs d’un jaune crémeux. Ils se sont montrés réticents à ma première visite, mais quand je suis revenu ils ont accepté. Le travail de reliure n’était pas particulièrement compliqué, bien que quelques pages de plus grandes dimensions nécessitaient d’être pliées et encollées ; j’avais apporté mes propres pages de garde, découpées dans des cartes. J’avais envie d’une couverture souple et on s’est mis d’accord sur un carton fin, qui donne aux deux livres une apparence et un touché proches d’une bible. Nos délais étaient très courts, du coup, dès les livres cousus, il m’a appelé et m’a demandé d’aller porter les peaux qu’il avait coupées à un atelier de l’autre côté de la ville pour qu’elles soient parées. Quand on relie un livre en cuir, les bordures de la peau doivent en effet être amincies jusqu’à l’épaisseur du papier, afin qu’elles puissent être pliées sans peine sur le rebord du carton et être aplaties sous les pages de garde. Ce qui nécessite un couteau à lame courbe extrêmement aiguisé, ainsi qu’une main ferme – je peux m’en charger au besoin, bien que je ne sois pas expert en la matière. Mais j’ai découvert qu’il y avait à Paris un véritable réseau d’artisans, et que chaque petite partie du processus pouvait être confiée à un spécialiste. Cet homme était ainsi un spécialiste de l’élagage, ce que j’ai trouvé assez inouï. Une fois le parage fini, j’ai rapporté les cuirs à mon relieur pour qu’il termine les couvertures. Quand je suis revenu les chercher, j’ai vu qu’il avait gravé à la main un fin liseré sur le pourtour des couvertures, ce que je ne lui avais pas demandé.
J’ai trouvé ça très beau.
Juillet 2009